CHAPITRE XI
De la nuit il ne ferma l’œil, craignant à tout moment une irruption des policiers ferroviaires. Nella avait été fort exigeante jusqu’à minuit passé et il avait eu l’impression qu’elle cherchait à l’épuiser pour mieux l’affaiblir, mais il n’en fut rien. Il essayait de plonger dans son esprit mais n’y trouvait aucune ombre, aucune intention cachée. En fait il n’y trouvait pas grand-chose, sinon sa propre image de mâle excité. Elle ne paraissait pas capable d’emmagasiner dans sa tête des sentiments plus romantiques, des pensées plus éloignées du sexe. Sinon elle fonctionnait comme un Aiguilleur normal, réfléchissait à son métier de négociatrice en lanoline, avait dans l’esprit tout un barème au-dessus duquel elle se refusait à discuter.
Jdrien percevait la présence d’une force hostile à proximité du wagon d’habitation mais ne parvenait pas à la repérer avec précision.
Le lendemain matin on livra le loco-car et le pilote vint faire signer une décharge à Nella tandis qu’il se cachait dans la minuscule salle de bains.
— Tu vas y aller le premier, dit-elle, et tu te cacheras dans la couchette. Les voisins sont tous partis travailler et il ne reste plus que des personnes âgées qui ne s’étonneront pas.
Il s’était habillé en Aiguilleur et lorsqu’il quitta le wagon éprouva une sensation de grande vulnérabilité. Il confiait sa vie, du moins sa liberté, à une fille pratiquement inconnue. Bien sûr elle ne recelait aucune arrière-pensée mais il ne pouvait entièrement se fier à elle, les Aiguilleurs apprenant dès leur plus tendre enfance à maîtriser le flux de leur succession de pensées, à vider leur cerveau de tout ce qui pouvait nuire à l’esprit de corps et à la discipline de la caste.
Nella s’installa aux commandes du diesel dont le moteur ronronnait agréablement. Ils roulèrent lentement dans le cliquetis des nombreux aiguillages, sur des saute-moutons métalliques qui enjambaient parfois tout un quartier, et se retrouvèrent en hauteur pour franchir le sas nord, véritable écluse de régulation à plusieurs niveaux. Jdrien, caché sous la couchette, entendit une voix d’homme demander à Nella ses papiers. Il y eut une dizaine de minutes angoissantes avant que le loco-car ne reprenne sa marche. Il plongea de l’écluse vers le réseau, s’immobilisa dans l’attente d’une voie médiane à priorité limitée. Bientôt ils s’éloignèrent de Salt Station mais Nella lui recommanda de rester quelque temps caché.
— Il y a des patrouilles un peu partout. Nous sommes dans une zone de circulation restreinte.
— Mais pourquoi, pour protéger Salt Station ?
— En partie, mais nous avons obtenu depuis pas mal d’années ce privilège de Lady Diana. Elle était la nièce de Palaga, notre Maître Suprême. Tu as assisté même à sa réapparition l’autre jour. Si on t’avait surpris, tu te serais fait écharper.
— On dit qu’il est très âgé, fit-il avec espoir.
— Il est immortel. C’est notre exemple vers lequel nous tendons tous et toutes. Lorsqu’on devient le meilleur des Aiguilleurs on acquiert cette immortalité, mais il n’y en a qu’un sur des millions. Palaga est fantastique. C’est grâce à lui que notre corps a atteint une telle puissance. Nous faisons des envieux, mais nous sommes les plus doués, les plus forts.
Elle, elle qui était un peu stupide, y croyait vraiment. Jdrien n’avait rencontré à Salt Station que des hommes quelconques, des femmes sans grande envergure. Rouk Kerny, dont il avait usurpé l’identité, ne paraissait pas être un génie, pas plus que Carmal, son voisin de cérémonie, ni Shédé, grande ivrognesse plutôt crasseuse. Mais la caste exaltait un sentiment de supériorité chez le plus humble de ses membres, le transformait en être autosatisfait se prenant pour un génie.
— Mais comment fait-il, Palaga, pour vivre aussi vieux ? Il y a un truc ?
— Il subit des cures de revitalisation par la lanoline.
Jdrien restait sceptique. Les Aiguilleurs trop fatigués, trop vieux, restaient des journées entières dans ces bains de graisse tirée du suint de mouton, mais était-ce vraiment ce qui rendait immortel ? Il préféra changer de sujet de conversation tout en restant caché sous la couchette.
— Cette zone à circulation restreinte vous appartient mais qu’y faites-vous exactement ?
— Ça c’est un secret, dit-elle en riant, et je n’en connais même pas le millième.
— C’est vrai qu’on y trouve la Voie Oblique.
Elle en resta stupéfaite, se retourna comme si elle pouvait le voir alors qu’il restait tapi.
— Comment sais-tu cela ?
— Oh, il y a des légendes esquimaudes. On trouve des peaux, des ivoires où figure la Voie Oblique, celle qui utilise la troisième dimension.
— Tu ne devrais pas dire des choses pareilles, fit-elle effrayée.
Cette fois il discerna dans ses pensées une part de tabous indestructibles, tout ce que la caste lui avait appris persistait dans son cerveau en lois formelles. Elle pouvait trahir pour le sauver, mais ne livrerait aucun des secrets de la caste.
— On en parle partout de cette Voie Oblique, continua-t-il tandis qu’elle s’agitait beaucoup sur son siège de pilotage, comme soumise à une torture insupportable.
— Non, je t’en prie, pas ça… Oublie ce que tu viens de dire. C’est dangereux.
— Elle part bien d’ici et s’élève vers le ciel ? Mais pour quelle destination, le sais-tu ? Est-ce qu’on t’a déjà parlé d’un satellite ? Sais-tu seulement ce que c’est ?
Elle saisit des écouteurs et les plaqua sur ses oreilles.
Il risqua sa tête hors de sa cachette pour comprendre la raison de son silence et la vit avec ce casque. Il retourna s’allonger et essaya de retrouver dans l’esprit de la jeune femme certaines informations secrètes mais n’y parvint pas. Tout ce qu’il obtint fut un ralentissement du loco-car. Il l’avait épuisée en fouillant ainsi trop puissamment dans son esprit, l’avait en quelque sorte ensommeillée.
— Nella, ne dors pas, cria-t-il, mais comme elle portait les écouteurs il dut se lever pour les lui arracher.
Elle le regarda avec stupeur.
— Tu es fou ?
Justement ils passaient devant un petit poste d’aiguillage en bordure du réseau, où deux Aiguilleurs les saluèrent à travers la grande vitre.
— Ils t’ont vu, dit-elle, tu as commis une imprudence. Il faut que tu me dises où je dois te conduire.
Il pensait retourner chez les Esquimaux Ayukalu, revoir Caribou, mais ne voulait pas que Nella le sache.
Elle paraissait sincère, mais ses amis disposaient de moyens sophistiqués pour arracher à une personne rétive les aveux les plus complets. Il y avait aussi la famille des Galiaga, les éleveurs d’alevins de morue. Pi, l’ancêtre, ne lui avait pas dit ce qu’il attendait de lui. Il espérait trouver d’autres descendants des Ragus, éclaircir cette affaire de l’immortalité de Palaga et celle de la Voie Oblique.
— Tu veux te débarrasser de moi ?
— Nous devons bien aller quelque part, non ?
Il resta silencieux jusqu’à ce qu’elle insiste à nouveau :
— Je ne te quitte plus, je renonce à faire partie du corps des Aiguilleurs. Je suis disposée à trahir, à oublier mes origines.
— C’est de la folie, murmura-t-il impressionné. Ils te traqueront jusqu’à ce qu’ils remettent la main sur toi. Connais-tu d’autres cas d’abandon de corps ?
— Oui. Quelques-uns. Les fautifs sont tous morts de la même façon, un pied coincé dans un aiguillage, écrasés par un wagon tamponné dans une station perdue.
— La mort des Aiguilleurs, fit-il, celle de Maliox ? Il ne voulait pas abandonner le corps, lui.
— Il avait oublié que Palaga ne pouvait disparaître. Il a cru qu’il pouvait prendre sa place.
— Nella, je ne te demande pas un pareil sacrifice…
— Il est trop tard. À partir du moment où tu es venu chez moi il était trop tard. Shédé va le payer elle aussi et moi je ne peux pas retourner à Salt Station.
Elle avait joué perdante dès le début, s’était donnée parce qu’elle savait que le dénoncer ne servirait à rien, que la caste la condamnerait quand même.
— Je ne peux accepter, dit-il, pour ta sécurité et aussi pour la mienne. Tu refuses d’aller jusqu’au bout de tes intentions, tu me dissimules les grands secrets. Je ne peux vivre à côté d’une personne qui aura occulté une partie de ses connaissances. Ce serait la preuve qu’elle ne s’est pas totalement rangée de mon côté et qu’elle espère toujours se faire réintégrer dans le corps des Aiguilleurs.
Nella secoua la tête, ralentit encore malgré la vitesse constante imposée. Elle ne pouvait, sur cette voie médiane, descendre en dessous de cinquante kilomètres / heure. Sinon il lui fallait prendre la voie lente.
— Je ne peux pas, Jdrien, c’est au-dessus de mes forces, je ne peux pas.